Aujourd’hui, nous allons entreprendre un voyage qui nous mènera de la surface des océans jusqu’aux planchers océaniques et au-delà, dans les abysses, aussi profond et pressurisé qu’il soit possible d’aller.
Exploration des profondeurs océaniques
Début de la descente
Déjà, pour partir explorer les grands fonds, on rentre toujours par le plafond. La surface, une porte d’entrée qui recouvre les deux tiers de notre planète.
Le Pacifique : notre point de départ
Et c’est là, quelque part dans le Pacifique, un océan qui à lui seul est plus vaste que l’ensemble des continents de notre planète réunis, que nous allons commencer notre plongée. Et voilà que, à peine notre descente dans la colonne d’eau entamée, les températures commencent à chuter drastiquement, et la luminosité a fortement décliné.
A 100 mètres de profondeur, même dans les eaux les plus transparentes, sous le feu des projecteurs d’un soleil à son zénith, la visibilité n’est déjà plus que de 5% de sa valeur en surface.
Les zones océaniques
La zone photique
Ici, la lumière diffuse péniblement, et tout y est comme imbibé d’une douce pénombre où ne règne déjà pratiquement plus qu’un unique et grand bleu.
Et nous voilà arrivés à 200 mètres de profondeur, laissant derrière nous la zone photique, qui ne représente en volume que 2% de toute l’eau des océans, mais abrite 90% de la vie marine qui nous est connue.
La zone crépusculaire
Nous pénétrons maintenant dans la zone crépusculaire, le début de l’océan profond. L’intensité lumineuse résiduelle est descendue sous les 1% de sa valeur en surface, et la quantité d’énergie solaire à parvenir jusqu’ici n’est dès lors plus suffisante pour permettre aux plantes de réaliser la photosynthèse. Désormais, l’ensemble du monde végétale est au-dessus de nous.
Puis, passé les 332 mètres de profondeur, alors qu’une hauteur d’eau de l’ordre de celle de la tour Eiffel nous surplombe, nous dépassons le point au-delà duquel n’est jamais descendu aucun plongeur en bouteille. Tous ceux qui se sont aventurés au-delà sont descendus, enfermés dans des boîtes, protégées par des parois de plusieurs centimètres d’épaisseur.
Vie dans la colonne d’eau
Cette colonne d’eau extrêmement vaste dans laquelle nous nous enfonçons est l’un des environnements les plus grands, et les moins connus de notre planète. Peut-être même plus mystérieux que le plancher océanique lui-même, car les submersibles qui s’aventurent ici sont souvent en transit, de passage, en direction des grands fonds.
On estime ainsi qu’à l’échelle du globe, moins d’un pour cent de cette colonne d’eau a été explorée. Se déplaçant librement dans les trois dimensions, les animaux évoluant ici sont souvent difficiles à observer. Mais avec un peu de chance, dans cet environnement de plus en plus sombre, pauvre en nourriture et soumis à une pression croissante, on peut croiser de la vie qui a su s’adapter à ces conditions si particulières.
Diversité des espèces
Clairsemée et très variée, elle comprend du zooplancton, des crustacés, des méduses, des calamars, des siphonophores, des poissons abyssaux, et occasionnellement des requins, des espadons ou des mammifères marins de passage. On y trouve aussi de nombreux animaux gélatineux qui semblent être tout droit sortis de délurés romans de science-fiction.
Adaptations des créatures abyssales
Sans échelle pour se figurer la taille de ce que l’on observe, notre esprit, souvent encore imbibé de l’imaginaire des mythes et des légendes des abysses, a tendance à se représenter ces créatures rodant dans les profondeurs comme gigantesques. Sauf que la plupart ne dépassent pas les quelques centimètres de long, tels que les cyclothones, qui sont considérés ni plus ni moins comme les vertébrés les plus nombreux de toute la planète.
Ici, dans la colonne d’eau, toutes les espèces évoluent dans un monde déconcertant d’uniformité, sans repères visuels, sans reliefs ni saisons. Songez qu’à ces profondeurs, même les plus terribles des ouragans sont sans effet. Car bien que capables de déchaîner les eaux de surface, ils n’ont déjà presque plus d’influence sur leur mouvement, passé une centaine de mètres.
Techniques de survie
Dans l’océan profond, loin des tumultes du roulement et de l’agitation des vagues, c’est le calme plat perpétuel. Et à mesure que l’on s’enfonce encore, la lumière fait occasionnellement son retour. Car ici, évoluent de nombreux organismes ayant mis au point des moyens d’en produire par processus chimiques. Ces phénomènes de bioluminescence, relativement rares sur Terre, sont légions dans la colonne d’eau. On estime ainsi que près de 80% des animaux vivant entre 200 et 1000 mètres de profondeur sont capables de produire de la lumière.
Il faut dire que disposer de cette capacité dans l’obscurité presque totale donne un avantage pour s’accoupler, séduire, chasser ou ne pas l’être. Car dans cette zone crépusculaire, même la faible lumière résiduelle provenant péniblement des couches supérieures peut être détectée par certains prédateurs. Et les proies potentielles, pour passer inaperçues, utilisent une technique dite du contre-éclairage. Afin d’éviter que leur silhouette ne dessine par contraste une ombre, elles se sont dotées, le long de leur ventre, de rangées de photophores, qui en émettant une lumière similaire en intensité et en couleur à celles provenant difficilement d’en haut, leur permet de se fondre dans l’arrière-plan.
Exploration des abysses
Et nous voilà arrivés au niveau des 1000 mètres. Dans tous les océans du globe, à cette profondeur, le thermomètre se stabilise invariablement autour de 4 degrés.
Dans les années 1930, deux aventuriers ont été les premiers à poser leurs yeux de terrien sur cette nuit éternelle des grands fonds marins. Simplement accrochés à l’extrémité d’un câble en acier enroulé autour d’un treuil mécanique, ils sont descendus à ces profondeurs enfermés dans la toute première bathysphère, contraints d’observer l’obscurité de poids au travers de hublots de quartz épais de 7 centimètres pour résister aux 90 kg de pression s’exerçant sur chaque centimètre carré. Ils verront ici passer quelques ombres mystérieuses.
Et le plus déstabilisant dans tout ça, c’est peut-être de penser que même à de telles profondeurs, bien que surplombées d’une colonne d’eau de presque 1 kilomètre, nous n’avons effectué qu’un cinquième du trajet qui nous sépare encore du plancher océanique situé 4000 mètres plus bas. Ici, même le crépuscule s’éteint, plus aucun photon, même de faible énergie ne parvient. En dessous, au-delà, c’est la zone de minuit.
Rareté de la vie
Pour se nourrir, en l’absence de plantes, tous les organismes évoluant continuellement dans cet environnement dépendent directement ou indirectement des 20% de la production primaire de nourriture produite à la surface qui finit par couler jusqu’ici. A mesure que l’on s’enfonce toujours plus dans cette obscurité, désormais totale, et seulement perturbée occasionnellement par la présence des organismes bioluminescents et les faisceaux de lumière des Rovers autonomes et des bathyscaphes, la vie commence à se faire plus rare. Car la quantité de matière organique disponible continue, elle aussi, de chuter.
La plaine abyssale
Et voilà qu’après deux heures de plongée, nous rentrons dans la zone abyssale, avant de toucher le fond dans la foulée. Bienvenue sur la plaine abyssale, une plaine d’une étendue démentielle à l’échelle de notre planète. Car la surface totale des grands fonds, c’est 326 millions de kilomètres carrés, 500 fois plus vaste que la France, 34 fois que les Etats-Unis, 19 fois plus grand que la Russie. Et la très grande majorité de ces fonds reste méconnue ou inexplorée.
Dans cet environnement hostile, la température de l’eau a très légèrement chuté. Elle tutoie désormais celle du point de congélation. Ici, ne survivent que des animaux, des bactéries, des archers ou des virus. Et à l’exception des formes de vie qui fleurissent à proximité des évents hydrothermaux et autres suintements froids, tous ces êtres vivants dépendent directement ou indirectement, pour se nourrir, de ce qui daigne tomber jusqu’ici.
Une zone hostile
Autour de vous, le paysage est lunaire. On y trouve ça et là quelques rochers. Et le sol luit sous le feu des projecteurs, comme si l’endroit était saupoudré de neige. Et dans un sens, il l’est. Car sur ce plancher océanique finit par atterrir, par couler, après des semaines de voyage depuis les couches supérieures de l’océan, de 1 à 5% des matières organiques primaires produites dans la colonne d’eau. Bref, il neige sous les mers. Une neige marine constituée de débris microscopiques, de minuscules particules organiques provenant de morceaux de cadavres en décomposition, de résidus de planctons en suspension, et de petits bouts de squelettes microscopiques.
Tous ces débris, qui tombent lentement en tourbillonnant, finissent par se déposer au fond de l’eau, où, avec le temps, ils forment une sorte de boue, une fine couverture poudreuse que ni le vent, ni la pluie ne peuvent disperser, et qui s’accumulent et tapissent le plancher océanique au rythme de 2 à 3 centimètres d’épaisseur tous les 2000 ans en moyenne. Dit autrement, vous venez d’atterrir dans le plus grand cimetière de toute la planète. Sans l’existence de ces fins flocons de matières organiques, cet environnement hostile ne serait qu’un immense désert alimentaire, mais grâce à elle, on y trouve une macro faune extrêmement clairsemée ou concombres de mer y côtoient donzelles et grenadiers.
Sédiments et matières organiques
Il est amusant de penser que cette boue, dont nous venons de parler, par le jeu du mouvement des plaques tectoniques peut se retrouver compressée pendant des millions d’années, transformée par le temps en roches sédimentaires, en calcaire, on en retrouve aujourd’hui en surface. Les falaises d’Etretat en sont des dizaines de mètres accumulées, et c’est à partir de ce type de roches faites de neige marine solidifiée que nous avons construit les pyramides de Gizeh, le palais de Westminster, l’Empire State Building, comme nos trottoirs en béton. Toutes ces structures en contiennent, et vous en avez probablement mis dans votre bouche aujourd’hui, car dans nos dentifrices se trouve une base de carbonate de calcium, un composé se formant à partir des squelettes microscopiques accumulées dans les bouts du plancher océanique.
Quant au silicium, à partir duquel nous construisons nos puces informatiques, il provient lui aussi en grande partie de coquilles de silice microscopique, fossilisées et remontées à la surface par des millions d’années d’activités tectoniques. Au fond de l’océan, à cette pluie de cadavres microscopiques vient s’ajouter occasionnellement celle de mastodontes, car dans la plaine abyssale, il tombe parfois des carcasses de baleines. Songez qu’on estime à 2 millions le nombre de ces grands cétacés qui, toutes espèces confondues, évoluent dans les océans.
Le plus grand cimetière de la planète
Ainsi, chaque année, environ 70 000 baleines meurent de vieillesse ou de maladie, et dans la grande majorité des cas, leur cadavre va couler vers le plancher océanique. Dès lors, se forment autour du mort une éphémère oasis de vie, venant rompre l’apparente monotonie des grands fonds pendant plusieurs décennies. Au moment où vous m’écoutez, gisent au fond des océans quelques 700 000 carcasses de baleines en décomposition. Réparties sur l’ensemble des plaines abyssales de notre planète, cela fait en moyenne une carcasse de grands cétacés, tous les 25 kilomètres.
Chacune d’entre elles constituant, pour les 400 espèces animales différentes pouvant être observées en train de s’en délecter, d’immenses réserves de nutriments, des cadeaux tombés d’en haut. D’un point de vue nutritif, chacune de ces dépouilles, c’est sur une zone d’un hectare, l’équivalent de 2000 ans de neige en apport de matière organique.
les poissons abyssaux
Pour les animaux qui évoluent ici, ces carcasses sont à la fois des aubaines, des moments de répit et aussi l’occasion de recharger les batteries. Car à vivre dans les grands fonds, il faut savoir faire des réserves. Chez les poissons des profondeurs, savoir stocker de l’énergie est un enjeu majeur. On pense ainsi que les grenadiers sont capables de survivre 5 mois sans manger. Souvent contraints de parcourir de grandes distances pour se sustenter, les poissons abyssaux sont passés maîtres dans l’art d’économiser leurs ressources. Ici, les vivants, comprimés par plus de 500 barres de pression, se meuvent au ralenti.
Car au fil de l’évolution, la densité de leurs tissus musculaires et osseux s’est particulièrement réduite. Leur chair est devenue gélatineuse et leur corps, chargé en eau et en matière grasse, a gagné en flottabilité. Et alors que la hauteur de la colonne d’eau qui nous surplombe est de l’ordre de celle de 17 tours Eiffel empilées les unes sur les autres, pour s’enfoncer encore plus profond, il va nous falloir trouver des trous dans cette plaine, ou plutôt des fosses océaniques au niveau de zones de subduction, là où les plaques tectoniques s’enfoncent les unes sous les autres.
Les Zones hadales et la fosse des Mariannes
Laissant toujours plus loin derrière nous l’existence d’un soleil définitivement oublié, enfoui sous plus de 6 km d’eau noire, nous rentrons dans une zone qui tient son nom du dieu grec Hadès, le maître des enfers. Ici pourtant, dans les zones hadales, qui comptent pour moins de 2% de la superficie totale des fonds marins, il fait froid. Et la température de l’eau ne va plus en diminuant.
À descendre plus profondément, seule la pression gagne en puissance. Au fond de la fosse des Mariannes, par 10 971 m de fond, au sein du Challenger Deep, le canyon le plus profond du monde, sur chaque centimètre carré de surface, cette pression est équivalente à celle qu’exercerait un éléphant en marchant sur vous avec des talons aiguilles. Ou encore à celle d’une petite voiture posée sur un ongle de main.
Et pourtant, même dans l’un des environnements les plus inhospitaliers de notre planète, il n’est pas rare de croiser du vivant.
Un monde inexploré
Lorsqu’en 1960, le bathyscaphe Trieste se pose après un peu moins de 4 heures de descente au fond de cette fosse, les deux hommes à son bord regardent à travers leur hublot et voient passer, vivant paisiblement là, un poisson plat. Le bathyscaphe ne restera qu’une vingtaine de minutes à cette profondeur. Ici, explorer se résume souvent à jeter un bref coup d’œil, puis remonter dans la foulée.
Il faudra attendre 52 ans avant que quelqu’un ne retourne à cet endroit. Aujourd’hui, si 12 humains sont allés marcher sur la Lune, seuls 4 sont descendus à plus de 10 000 mètres de profondeur.
Une cartographie inexistante
Les cartes dont nous disposons de la surface de Mars restent toujours plus détaillées que celles des reliefs sous-marins de notre propre planète. Encore aujourd’hui, certaines zones du globe, tels que le sud de l’Atlantique, les monts sous-marins du Pacifique ou encore les océans Austral et Arctique, restent en grande partie inexplorées. Ainsi, lors de chaque campagne d‘études scientifiques de l’océan profond qui y sont menées, il n’est pas rare de remonter à chaque plongée plus de 50% d’espèces non identifiées.
Dans le monde, les submersibles, ces sortes de vaisseaux spatiaux dirigés vers le bas et pouvant atteindre les profondeurs de la plaine abyssale, sont au nombre d’une petite dizaine. Et malgré leur perfectionnement, l’étude de la vie des grands fonds reste très compliquée. D’autant que souvent, la lumière éblouissante émise par les projecteurs provoque la fuite immédiate de la faune abyssale.
Et son prélèvement relève parfois de l’exploit. Songez que cette espèce de cténophore, très répandue dans la colonne d’eau, a pu être observée de très nombreuses fois, mais n’a jusqu’à présent jamais été collectée.
Conclusion
Frustration de savoir qu’à l’échelle du globe, seuls 10% des fonds marins en dessous de 200 mètres de profondeur ont été explorés en détail. Mais aussi joie à l’idée que les 90% restants, qui n’ont qu’à peine été effleurés, regorgent, tapis au fond des océans, de merveilles à découvrir. Habitants de l’air, ici ceux de l’eau, ce projet un peu fou de vous faire découvrir cette planète mer, cet autre monde situé sous le nôtre touche à sa fin.
Plus de lecture : https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/oceanographie-fosse-mariannes-endroit-plus-profond-monde-36621/